La défaite de la pensée

Il est amusant de voir les élites, dans les médias, constater (ou croire constater) avec dépit le déclin de la lecture chez les jeunes, leur mépris superbe pour la "haute culture" et la "pensée", etc. Ces professionnels de la pensée se demandent avec toute leur profondeur : "Mais pourquoi les jeunes n'ont-ils pas accès à cette culture ?", comme si les pauvres idiots voulaient, mais ne pouvaient. La réponse est pourtant simple : Parce qu'ils s'en caguent, de votre culture et de votre pensée. Ca ne les intéresse pas. Et ils ont bien raison.

En effet, le premier mouvement de la pensée est de reconnaître son propre néant, sa propre absence de valeur. Contre Finkielkraut (La Défaite de la pensée), il faut reconnaître - c'est une nécessité logique, et une évidence - que la pensée n'a pas de valeur par elle-même, intrinsèque. Si elle a une valeur, c'est en tant que moyen, dans un cadre précis. La pensée n'est pas une fin en soi. La seule fin en soi, le but de toute chose, c'est le bonheur, ou, pour remplacer ce mot absolument creux par un autre, "ce qu'on veut". Or supposons un être qui se fiche de la pensée : elle ne l'amuse pas, et le fait souffrir, et n'en fait pas un dominant mais un dominé. Et on voudrait que celui-ci se soumette, s'aplatisse par terre devant ses maîtres ! Pourquoi ne le laisse-t-on pas tranquille ? Qu'est-ce qu'il nous a fait ? Pourquoi ne peut-il pas être "heureux", faire "ce qu'il veut", et donc surtout ne pas penser mais jouer, danser, détruire, fumer, baiser, dormir et tuer le temps par des activités non rentables, non productives, ni économiquement ni intellectuellement ?

Nos moralistes savent bien que la pensée est le meilleur moyen, le moyen suprême. Or voici : quand on ne sait plus que vouloir, mais qu'on veut quand même vouloir - car l'homme préfère encore vouloir le rien plutôt que ne rien vouloir -, alors quelle est la solution ? Eh bien, on se met à vouloir les moyens, c'est-à-dire la puissance. Par exemple, on ne sait même pas ce qui nous ferait plaisir, on ne sait même pas comment être heureux ; alors on va gagner de l'argent, accumuler de l'argent en attendant de savoir ce qu'on aimerait acheter avec. Le moyen précède la fin, nous voilà de purs esclaves. Une chaîne sans maître. Mais l'argent n'est pas le moyen suprême. La vérité, voilà le plus pur moyen, voilà le noyau. Celui qui ne veut rien voudra au moins la vérié. Il faut donc s'attendre à ce qu'il y ait de grands penseurs comme il y a de grands capitalistes : c'est-à-dire de profonds nihilistes, qui pensent comme les autres travaillent : par désespoir, sous l'impulsion aveugle d'une volonté qui veut avant tout s'exercer, qui veut mais ne sait pas que vouloir. C'est peut-être cela qui faisait dire à Nietzsche que le noyau de la morale est la volonté de vérité (Généalogie de la morale).

Alors notre malheureux intellectuel, cloué à sa roue, ce pauvre nihiliste qui souffre car il est incapable de jouir, n'a plus qu'a déverser son fiel sur les pauvres gens heureux. C'est bien légitime. Comme il les jalouse et les déteste ! Eux, si bêtes, si heureux ! Ils sont à notre intellectuel ce que les sauvages sont à notre capitaliste, et à l'homme moderne en général : la preuve éclatante de son désarroi. Alors il tente de les rendre aussi malheureux que lui en leur propageant son venin : la mauvaise conscience, le virus moral de la pensée (la moraline), ou le désir religieux du travail, de l'asservissement à Dieu. Les esclaves, ces hommes au pouvoir, tentent de répandre l'esclavage à l'ensemble de la société. Qu'on ne s'y trompe pas : les véritables rois sont les pauvres, idiots et les "philistins", c'est-à-dire ceux qui flairent instinctivement dans la "culture" un venin mortel, dans la "pensée" la négation de la vie. C'est par jalousie devant ce fait, qu'ils ne comprennent que trop bien, que les "dominants" tentent de les attirer dans leur cage, de leur communiquer leur drogue.

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